Le Bonheur Des Autistes

Le bonheur des autistes n’intéresse pas les neurotypiques. Surtout pas ceux qui nous voient comme un truc défaillant qu’il faudrait réparer. De quel droit serions-nous heureux, alors qu’eux restent empêtrés dans leurs esprits étriqués, convaincus d’être la norme, ce qu’il “faut” être?

Je n’ai jamais eu autant d’ “amis” que quand j’étais malheureuse. Ça les rassure, de nous avoir sous le coude, comme faire-valoir. À partir du moment où nous accédons au bonheur notre existence perd tout intérêt, à leurs yeux. S’ils ne peuvent plus se rassurer sur leurs vies en nous voyant misérables, à quoi bon? Qui va donc leur fournir leur dose de pathos, désormais? Non, c’est vraiment trop injuste.

J’ai l’intuition que personne n’est mieux câblé pour le bonheur que les autistes. “Le bonheur est souvent subtil et partiel”, écrit Roxane Gay dans Bad Feminist, j’ai l’impression que cette subtilité et cette partialité suffisent souvent à remplir tout mon être. Comment expliquer aux non-autistes cette sensation de plaisir immense à se plonger dans son intérêt spécifique? Malgré les moqueries, les tentatives de dissuasions, les réprimandes, nos intérêts et nos passions sont à protéger à tout prix : ils sont la clé de notre épanouissement et de la construction de la confiance en soi. Comment expliquer aux non-autistes le bonheur de se retrouver seul? La fierté de mener une vie autonome, enfin, sans trop d’accrocs? Certes, l’apprentissage de la vie adulte n’est pas une sinécure, globalement parlant. Mais du côté des autistes, elle équivaut à gravir l’Everest avec une jambe et un bras en moins. J’ai mis plus de dix ans à être pleinement autonome, à savoir : avoir du linge propre régulièrement, un appart propre et rangé, une alimentation diverse et saine, une bonne hygiène corporelle, des rendez-vous médicaux si besoin, des papiers à jour, une mutuelle, et les centaines de trucs qu’impliquent l’autonomie.  Et constater qu’il s’agit maintenant d’un mode de vie qui roule, fait de routines fluides et qui MIRACLE permet aussi de faire autre chose à côté (travailler, écrire) est une source de bonheur chaque jour. Des années de luttes personnelles, d’échecs et de grandes catastrophes ont fini par payer. Oui, le bonheur est subtil, en apparence.

Il y a pire, pour certains et d’après mon expérience, que de nous voir heureux et sereins : c’est de nous voir accéder à une position sociale stable, aussi modeste soit-elle. De réussir là où d’autres auraient bien aimé réussir, ou tout simplement de nous voir nous épanouir dans des domaines qu’ils jugeaient trop banals pour s’y intéresser avant nous. C’est insupportable : on n’est pas censés être là, on est censés douiller, être un peu plus bêtes qu’eux, rester le point de comparaison qui leur permettrait d’affirmer : “Moi, ça va”.

Cependant, on est là, intelligents, déterminés et têtus comme pas possible, bien résolus à ne pas rester à notre place. Trouvant le bonheur dans chaque parcelle où il se trouve, guérissant de nos dépressions, de nos PTSD, abandonnant toute velléité de “normalité” pour ré-inventer nos vies. Il n’y a pas de place pour les illusions : on restera toujours les proies privilégiées de personnes malintentionnées et on devra toujours se battre autant pour que nos droits soient respectés, la vie en tant qu’autiste n’est parfois pas de tout repos. Mais cela peut être également une vie douce, remplie de bonheur, une existence paisible, en somme.