Bas Les Pattes : Les Limites Personnelles Des Personnes Autistes
Les neurotypiques ne comprennent pas l’explicite. On leur a appris à sur-interpréter chaque mot et la moindre intonation. Quand ils entendent « Non » ils pensent « Mais encore ? ». Souvent, ils entendent également « Convaincs-moi ». Voilà le drame neurotypique, et on doit en parler.
Les limites : une vaste définition
Il y a quelques temps, je parcourais Reddit, dans sa catégorie anglophone « relationship », fascinée - comme le reste d’Internet - par une histoire à dormir debout : une jeune femme relatant l’étrange et perturbante relation que son fiancé entretenait avec sa soeur à lui. Au fur et à mesure qu’elle actualisait son histoire, les faits devenaient de plus en plus scandaleux, au point que la belle-soeur vivait pratiquement chez eux et dormait dans le lit conjugal avec son frère - « elle a des problèmes de dos », lui avait dit son fiancé - tandis que notre auteure était reléguée au canapé.
En parcourant les commentaires, je suis tombée sur le titre d’un livre, recommandé par un internaute : Where to draw the line : how to set healthy boundaries every day [Où placer le curseur : comment établir quotidiennement de saines limites],d’Anne Katherine, une conseillère en santé mentale et conférencière américaine. Bien que n’ayant pas été expulsée de mon lit par une belle-soeur à tendance incestueuse, j’ai décidé de le lire afin d’acquérir la sagesse. Et croyez-moi, j’en ai largement eu pour mon argent.
En lisant ce livre, j’ai découvert que je n’étais pas l’ermite hostile que l’on a souvent associé à ma personne : les limites sont personnelles et toujours valables, elles dépendent essentiellement de notre sensibilité et il n’est pas acceptable de la part d’autrui de les remettre en question. Dans sa définition de limite, Anne Katherine écrit qu’il s’agit « d’une ligne qui promeut l’intégrité […], protégeant chaque aspect chéri de notre vie - nos relations, notre temps, notre foyer, notre façon de faire, nos enfants, nos priorités, notre santé et notre argent ». Elle ajoute que ces limites sont invisibles, « maintenues à leur place par nos décisions et nos actions ». Elle la compare à une membrane qui maintient l’organisme intact, laissant passer les bonnes choses et gardant à distances celles susceptibles de nous blesser. Son livre se présente comme un manuel pratique, pourvoyant des pistes pour identifier nos propres limites. Je conseille vivement sa lecture, aussi bien aux autistes qu’aux non-autistes, si vous parvenez à lire l’anglais, car il n’y a pas encore de traduction disponible.
La particularité autiste
Mais voilà. Une fois que nous avons compris que nos limites sont valables, ils reste un problème de taille : les faire respecter. Anne Katherine fait état de plusieurs cas de figure où des personnes cherchent à franchir nos limites et comment les éconduire sereinement. Le problème, quand on est autiste, c’est que cet évènement est constant, tout au long de notre vie.
Nous avons et établissons, très jeunes, des limites qui semblent incongrues et excessives aux yeux du néophyte neurotypique. Très jeune, nous apprenons que nos barrières ne sont pas assez valables pour être respectées : on se doit de regarder dans les yeux, de cesser d’utiliser nos corps comme bon nous semble - « arrête de te balancer / de remuer tes mains ! » - , de faire la bise à tata en grimaçant, d’accepter les câlins rassurants pour l’ego adulte, d’être touchés de façon anodine par nos pairs, de cesser d’être obsédés par notre intérêt spécifique, en somme, de cesser d’être bizarres. Pour les moins chanceux d’entre nous, des vidéos de nos crises vont circuler sur internet, postées et commentées par des adultes peu scrupuleux du respect du droit à l’image et à la vie privée. On a tellement intégré que nos limites personnelles ne sont pas légitimes, que nous peinons ensuite à nous les ré-approprier.
Mais admettons qu’une fois adultes autistes, nous soyons aptes à repérer et à établir des limites saines avec notre entourage. C’est un beau travail, compte tenu de la liste énoncée ci-dessus. Mais nous passerons notre vie à lutter pour les faire respecter, car elles seront toujours trop strictes pour une société gouvernée par le syndrome neurotypique. Et notre réponse à ces intrusions est rarement plaisante pour leur sensibilité à fleur de peau. Quelques exemples personnels :
- Ce collègue de travail qui passe son temps à me toucher le bras, voire la nuque, qui s’approche trop près pour me parler, à qui je demande de reculer et de ne pas me toucher et qui part se plaindre à mes autres collègues, me traitant de « sauvage », faisant mine de vouloir me toucher « pour rigoler ».
- Cette personne à qui je refuse de prêter ma voiture - seul moyen de me rendre au travail, vu que je fais des malaises dans les transports en commun - et qui m’envoie dix messages larmoyants et culpabilisants.
- Cette personne qui prend mal le fait que je ne puisse la voir « que » deux heures, qui prétend que mon besoin de solitude est la preuve que je n’en n’ai rien à foutre de sa personne.
- Cette personne qui se vexe quand je ne la regarde pas parler, car « c’est un manque de respect ».
- Cette personne inconnue qui m’envoie un énorme pavé par message sur Internet, exige que l’on discute de l’autisme et que je la coach gratuitement, sans me demander mon avis.
Des exemples comme ceux-ci, j’en ai des centaines. Quand je les raconte à mes quelques amis très proches, les réactions sont logiques : « Mais tu attires les tordus ! » ou bien « Mais il n’y a que des tordus, à Nantes ?! ». Et bien non, mes chéris. C’est ainsi, la vie d’une autiste. D’autres vous relaterons des faits similaires. Non, on n’attire pas les tordus, mais les neurotypiques finissent par se comporter comme tels, une fois confrontés à nos limites d’autistes et dans mon cas, à mon mauvais caractère. Il ne s’agit pas là de cas exceptionnels, c’est ainsi qu’on traite les autistes, certaines personnes étant plus intenses que d’autres : quand on refuse, légitimement, ce traitement, cela déclenche des drames unilatéraux dont, personnellement, je fais peu de cas.
Alors, on en fait quoi ?
Faut-il revoir à la baisse nos exigences, en termes d’espace personnel et de limites ? Je pense qu’il s’agirait là d’une grossière erreur. Que nous soyons ouvertement identifiés en tant qu’autistes ou pas, nous serons, le plus souvent, confrontés à la problématique d’être trop anormaux pour décider par nous même et faire valoir le respect de ces limites. Leur permettre de les franchir ne nous apportera pas la paix, mais nous épuisera et détruira la sérénité que certains d’entre nous avons durement arraché à ce monde. Même les personnes neutoypiques sensibilisées au consentement ne sont pas prêtes à affronter les saines barrières que nous leur mettrons pour vivre en paix parmi nos congénères.
Ajoutons à cela qu’il semble être coutume, dans les sociétés neurotypiques, de se forcer à tolérer l’intolérable jusqu’à l’épuisement, aussi bien dans la sphère privée que dans la sphère professionnelle. Il semble être attendu que nous en fassions de même, mais nous savons qu’ils peuvent toujours courir. Oh, bien sûr, il n’y a pas que des neurotypiques dans ce cas : il semblerait que nous, les autistes, ayons bien intégré leurs normes et que nous dépassions fréquemment les bornes, par imitation ou par conviction. Pour résoudre d’une fois pour toutes ce problème, je vais vous l’écrire ici, très explicitement : non, une personne autiste ne vous doit ni son amitié, ni son temps, ni son argent, sous le seul prétexte que vous l’êtes aussi. Personne ne vous doit quoi que ce soit, d’ailleurs.
Je n’ai pas de réponse définitive, de conclusion surprenante ou de révélation renversante pour terminer ce post. Je souhaite néanmoins finir sur une note un peu positive - une fois n’est pas coutume : la trentaine atteinte, j’ai le plaisir de compter dans ma vie des personnes formidables, des amies de longue date auprès de qui le respect mutuel est la norme. Il semblerait bien qu’Anne Katherine ait raison sur ce point : les limites personnelles permettent aux belles choses d’entrer et gardent à distance celles qui sont néfastes.