Autistic Hustle Philosophy
Quand j’avais 16 ans, je vivais en Espagne et je cherchais un boulot d’été, mais personne ne voulait embaucher une mineure sans expérience, même pas pour faire la plonge au restaurant. Lasse, j’ai créé et scotché un peu partout des annonces pour donner des cours particuliers : à la boulangerie du coin, à la bibliothèque et au secrétariat du collège privé des alentours. En même pas 24 h, j’ai eu tellement de demandes que j’ai dû en refuser certaines et mes journées d’été ont été remplies de rendez-vous. Je passais donc ma journée à galoper d’appartement en appartement, à empocher l’oseille, pour rejoindre ensuite mes amis à la plage, vers 18 h, avec le bikini que j’avais enfilé sous mes vêtements de professeur à domicile.
Independencia o muerte
Mes amis étaient surpris de me voir arriver si tard, ma besace à la main, me tannant avec le fait qu’ils se prélassaient depuis des heures pendant que je reprenais tout le programme de Français LV2 avec des élèves complètement perdus. « Si tu veux de l’argent, demande à tes parents, en plus, ils sont plus riches que les nôtres ! ». C’est vrai, au sein de la classe sociale et ethnique dans laquelle nous vivions, mes parents s’en sortaient globalement mieux que le reste de notre entourage. Après tout, nos occupations d’adolescents n’engageaient pas de grands frais : nous passions notre temps à la plage, à manger des chips et à écouter de la musique sur des discmans, et la vie à Málaga n’était pas chère. J’aurais pu me faire financer ces occupations par mes parents. Cependant, obtenir de l’argent de poche exigeait des habilités sociales que je ne possédais pas : être agréable, « sage », ne pas « répondre » ou refuser des tâches ménagères, ou ne pas refuser des services demandés, sous peine de se voir rétorquer « On va voir quand tu vas nous demander quelque chose, ce qu’on va te répondre ».
Manipuler ses parents, tout un art.
Il y a tout un art de la demande d’argent de poche, quand on est adolescent, que je n’ai jamais maîtrisé. Mon sarcasme, mon incapacité à me rendre plaisante et ma tendance à n’en faire qu’à ma tête jouaient constamment en ma défaveur. De plus, mes parents exigeaient d’avoir un droit de regard sur les dépenses, ce qui excluait des achats qu’ils jugeaient « immoraux » d’un point de vue « chrétien ».
Tout compte fait, il était bien moins pénible de trouver le moyen de faire de l’argent autrement, plutôt que de s’engager dans des jeux d’égo avec mes géniteurs. Les parents qui me payaient pour remettre à niveau leur progéniture étaient ravis, ladite progéniture avait toute mon attention pendant une heure, ce dont ils avaient grandement besoin.
J’ai donc passé tout l’été à gambader de cours en cours, à expliquer les fondamentaux de la langue française et à faire jouer à mes élèves des saynètes, trouvées dans un manuel à la bibliothèque municipale, qui nous faisaient beaucoup rire. J’avais encore plein de temps libre, que je passais à lire W.I.T.C.H. -acheté en cachette avec MON ARGENT et bien planqué derrière un tiroir de mon bureau- et à écouter de la musique. Ou bien à la plage, où je pouvais m’isoler sensoriellement à volonté grâce au lecteur mp3 acheté, j’insiste, avec MON ARGENT.
La bourse ou la vie
Cette liberté liée à l’argent que j’arrivais à gagner en dehors de la structure et de l’entreprise familiale m’a, en quelque sorte, galvanisée. Le sentiment d’indépendance et de liberté étaient grisants, surtout quand je comptais l’argent à la fin de la journée, avant de le ranger dans mon portefeuille, qui s’épaississait. J’avais accroché ces annonces sans grand espoir, et voilà que mes élèves réussissaient haut la main leur épreuves de rattrapage. Les parents me demandaient de continuer à les suivre pendant le reste de l’année scolaire, quitte à me payer le double. J’ai donc continué à travailler de façon indépendante, en parallèle de mes études et d’autres emplois alimentaires, une fois ma majorité atteinte. Ces derniers, bien qu’ils constituassent mon entrée dans « la cour des grands », ne m’ont jamais apporté la même satisfaction : il fallait attendre un mois avant de toucher un salaire pas fou et se coltiner le management. Je n’étais pas fan.
Une psychanalyse de la hiérarchie
Cependant, j’ai continué à exercer, de façon très modérée, différents emplois alimentaires, au sein desquels j’ai lié des relations amicales, entre collègues, aussi fortes que mon don pour me mettre à dos la hiérarchie. Il faut la comprendre, la hiérarchie : elle n’a souvent pas d’autre compétence que celle de rappeler à ses subordonnés que ceux-ci reçoivent de quoi survivre en échange de 80 % de leur temps et de leur bonheur. La hiérarchie ne sait pas faire grand-chose d’autre et a peur que cela se voit. Même si elle aime avoir des gens compétents à son service, la hiérarchie a peur du rapport de dépendance qu’elle entretient avec eux. En effet, qui se soucie de l’absence du directeur d’Ikea, un samedi après-midi ? Personne. Il ne sert à rien et il en a parfaitement conscience, malgré les gesticulations ridicules visant à faire croire le contraire. En revanche, regardez le chaos produit quand il manque une seule hôtesse de caisse dans un magasin, en pleine heure de pointe.
Suivant le même raisonnement, j’ai estimé qu’il était moins pénible de travailler très peu et de poursuivre mes aventures indépendantes. C’est ainsi que je me suis retrouvée à faire du petsitting, du babysitting, du référencement et du copy-writing. Toujours la même sensation grisante de trouver mes propres clients et de toucher l’argent immédiatement. Toujours la satisfaction d’être très respectée dans un domaine, tandis que les managers des différents emplois ne se gênaient pas pour empiéter maladroitement sur des plates-bandes que je connaissais à la perfection et qu’ils ne maîtriseraient jamais.
La vérité vraie sur le monde « professionnel »
La hiérarchie veut également être aimée, cela va sans dire. Il ne lui suffit pas d’avoir votre temps et vos compétences, elle veut aussi votre coeur. C’est par la voie du coeur qu’elle parviendra à exploiter les affects qui vous animent, à tirer le meilleur de vous pour son bénéfice, pour vous jeter ensuite, quand elle vous aura usé. Quitte à ne pas être aimée, la hiérarchie peut se contenter d’une hostilité explicite, ou de la peur, à certains égards, car ces deux états peuvent également être exploités et manipulés. Tout, sauf l’indifférence.
Si vous êtes autiste, il se peut que vous ressentiez une profonde indifférence envers la plupart des gens, mais également, et surtout, envers votre hiérarchie au travail, si vous en avez une. Et qui pourrait vous blâmer? La vie présente, après tout, des centres d’intérêt bien plus fascinants que l’insipide cadre moyen qui erre dans les allées stériles du management. Sachez que votre indifférence ne passera pas inaperçue et qu’il existe l’éventualité qu’on vous le fasse payer. Au XXIe siècle, il ne s’agit plus de maîtriser le temps et l’énergie des individus, mais également leurs ressorts émotionnels. Il s’agit là d’une technique d’embrigadement des sectes, appliquée au monde professionnel, car le fonctionnement de celui-ci ne saurait tenir sans. Milton Friedman en a rêvé, nous sommes en train de le vivre : désormais, tout n’est que schéma pyramidal émotionnel, de la santé à la grande distribution.
Approchant maintenant l’âge christique de 33 ans, je sens qu’il me faut délivrer un message messianique, comme l’exige la coutume : à travers mes différentes expériences professionnelles, je suis arrivée à une série de conclusions. La première, c’est que le niveau demandé dans la plupart des domaines professionnels est tellement bas qu’un babouin sous coke serait capable de réaliser le travail sans que personne ne voie la différence. La deuxième est que les gens qui vous encadrent n’atteignent même pas ce niveau, mais voudront que vous fassiez semblant que si. La troisième est la plus important : vos compétences, votre minutie et votre rigueur vous appartiennent. Vous n’êtes pas obligés de mettre votre coeur à l’ouvrage pour un travail salarié, je vous le déconseille vivement. Si vous maîtrisez convenablement votre domaine, vous utiliserez probablement 10 % de vos compétences et cela suffira à épater la galerie. Vous serez le génie de service parce que vous savez utiliser la photocopieuse. Un autre piège vous attend, cependant…
Surprise, bitch!
Si vous travaillez dans un domaine en lien avec votre intérêt spécifique, permettez-moi de vous mettre en garde : le monde professionnel vous accueillera à bras ouvert, soulagé de trouver quelqu’un de vaguement compétent techniquement, mais vous finirez probablement lassé de l’ennui infini que provoquera la nature des tâches attribuées. Souvenez-vous, le babouin, la coke. Dans la plupart des cas, préparez-vous à devoir faire le deuil de votre intérêt spécifique, ou à continuer à l’explorer de votre côté, indépendamment. La deuxième option est préférable, la première vous menant sans aucun doute vers les chemins de la dépression clinique. À cela s’ajoutera la fameuse question des compétences psycho-sociales en milieu professionnel, auxquels personne n’a encore compris grand chose, autiste et neuro typiques confondus.
Le niveau de savoir-faire est inversement proportionnel au niveau de savoir-être attendu dans la plupart des métiers. Si vous êtes ici, vous savez déjà que les règles ne sont écrites sur aucun contrat de travail et ne figurent sur aucune grille de compétences. Il ne s’agit pas de faire preuve de savoir-vivre, dont la plupart de vos collègues et de vos chefs ne se priveront pas de manquer. Il s’agit de faire semblant de ne pas voir que le roi est à poil. D’être lisse et de feindre l’incompétence quand on vous attribue une tâche que vous ne souhaitez pas réaliser et qui n’est pas de votre ressort, en la bâclant. En somme, il faut savoir passer entre les gouttes, en attendant la retraite.
Si j’écris tout cela, aujourd’hui, c’est pour mettre en évidence un calcul simple : vous allez utiliser une infime partie de vos compétences en étant embauché quelque part, vous pouvez donc songer à les mettre en pratique de façon indépendante et ne pas mettre tous vos œufs dans le même panier. Si l’une de vos sources de revenus tombe à l’eau -parce que vous avez pointé du doigt le roi nu, par exemple-, vous aurez toujours de quoi vous retourner.
Une retraite dorée aux Îles Caïmans
J’ai eu cette philosophie dans ma jeunesse, sans trop en avoir conscience, par besoin d’argent et d’indépendance vis-à-vis de toute sorte de hiérarchie -parents, management. Je ne crois pas que je pourrais avoir l’énergie de continuer dans cette double vie professionnelle. J’ai donné, peut-être trop, poussée par mon envie de bouffer le monde et de faire la nique à tous ceux qui souhaiteraient me contrôler. Mais je n’ai pas perdu le Nord, ni l’état d’esprit. Maintenant, je fais des placements à haut risque et snife ma Paroxetine en observant les graphiques crever le plafond, ou frôle l’AVC quand ils plongent.
C’est bien plus confortable et rigolo que d’apprendre le participe passé à un gamin fortuné un peu limité.