Une Autiste À Kyoto
En décembre dernier, après avoir révélé dans mon dernier billet cette histoire sordide vieille de dix ans, qui faisait étrangement écho à une expérience que je vivais au moment de l’écrire, j’ai attrapé ma valise et le sac de luxe belge offert par mon ami Babsy1 (il l’avait en double), et j’ai pris un avion pour le Japon. Pas pour des vacances, mais pour m’y installer pendant un an.
Je n’avais jamais mis les pieds au Japon. Je connaissais les mangas, les anime, en bonne otaku qui se respecte, j’avais un peu lu de littérature japonaise au cours de ma vie, mais c’était tout. Je trouvais simplement la langue fascinante, et Kyoto m’avait l’air d’être un endroit agréable à vivre. Alors je me suis dit, yolo.
Je n’ai pas envie d’entrer dans les détails logistiques dans ce billet (les chats, le logement, le visa, le taf). J’ai plutôt envie de parler de ce qu’il s’est produit en moi et autour de moi, depuis. Et aussi, de la vie d’autiste dans ce contexte culturel.
Ikigai
Je ne connaissais pas le concept d’ikigai avant de partir au Japon, même pas celui à la sauce occidentale édulcorée des start-up bros. Je l’ai découvert au détour d’une expo à Kyoto. Je ne sais même pas comment vous expliquer ce que j’ai compris, parce que je crois que je n’ai pas très bien compris, du moins pas intellectuellement. En revanche, je pense avoir vécu de façon très lucide ce que Mieko Kamiya (psychiatre japonaise qui aurait produit les premiers ouvrages autour de l’ikigai) appelle le basculement du thème de ma vie. Vous aussi, probablement.
Tentatives de définitions mystiques et éclatées au sol
Mieko Kamiya explique qu’on a tous un ikigai, qui ne serait pas forcément le “sens” de notre vie, mais plutôt le “thème”. Ce thème comprend le sens (accrochez-vous), mais va plus loin. L’ikigai définit l’harmonie entre l’ordre intime (le cœur humain) et l’ordre naturel (le cosmos). Cette recherche d’harmonie est au cœur de la culture japonaise. Elle y est tellement ancrée que les Japonais eux-mêmes ne semblent pas avoir conscience d’à quel point elle dicte leurs comportements.
Le registre de la poursuite acharnée, de l’effort, n’a pas l’air d’avoir sa place dans la philosophie de l’ikigai. On ne poursuit pas un rêve, on ne part pas au combat : on suit le mouvement reliant le cosmique à l’humain et on l’accompagne. Résister au mouvement qui traverse nos vies d’humains, c’est la garantie de névroses, de dépression, de maladies physiques, voire d’un suicide. Une vie profondément malheureuse, en somme.
Un truc dans le genre.
L’intérêt spécifique comme manifestation ikigaïcienne
J’ai déjà connu ce moment où je sentais quelque chose traverser mon existence. Au risque de paraître psychotique. Si on suit la logique de Mieko Kamiya, je dirais que nous, autistes, sommes profondément connectés au thème de notre vie par l’intérêt spécifique. Ce concept, par ailleurs, n’a aucun sens au Japon : les hobbies ne sont pas une occupation superficielle, se vouer avec une passion démesurée à une occupation, quelle qu’elle soit, en dehors de ses obligations, est non seulement parfaitement normal, mais aussi hautement valorisé.
La charnière
Ce moment charnière, qui selon Mieko Kamiya est le moment où le thème de notre vie est en train de changer, je pense qu’on l’a tous ressenti, autistes ou pas. Dans mon cas, je sentais une force en moi, qui me poussait, vers où, je n’en savais rien (et je n’en sais toujours rien, même si je commence à avoir des indices). Il ne s’agit pas d’un phénomène individuel et intime : le monde change périodiquement, notre raison d’être et l’utilité de notre existence aussi, d’après cette philosophie. Cette utilité n’a rien de glamour. La plupart du temps, notre contribution à la société humaine et à l’harmonie cosmique resteront inconnues au bataillon, et c’est très bien ainsi.
Bon, vous avez déjà un aperçu de ce que le Japon a fait à mon cerveau.
L’exécution
Sans vraiment de raison précise, j’ai ressenti le besoin d’apprendre une nouvelle langue. Mais pas n’importe quelle langue, il me fallait une langue qui viendrait chambouler ma structure neuronale, mon identité, et toutes mes certitudes. Un peu comme quand j’ai décidé de lire Descartes pour remettre en question toutes mes croyances, et que je me suis rendu compte que la secte millénariste dans laquelle j’avais été élevée était du pipeau. Comme le dit mon amie Gen-Z anglaise Antonia, “Your lore is something else!”.
J’ai opté pour le japonais. Bien sûr, il me fallait partir habiter au moins un an dans le pays afin d’apprendre et de pratiquer la langue. C’est donc ce que j’ai fait. À partir du moment où j’ai eu l’idée de m’installer à Kyoto, tout a commencé à s’assembler parfaitement pour que ce projet se réalise, même des choses qui ne dépendaient pas de ma volonté. Quelques mois plus tard, j’y étais. Je suivais le mouvement.
La vie au Japon
Je n’ai pas ressenti de choc culturel brutal en m’installant ici. Oh, non, ce pays est bien plus sournois. C’est une culture qui aspire votre âme, si vous en avez une.
Je suis exténuée, mais pas physiquement. Cette langue est infernale. La culture est extrêmement complexe, cruelle, et à la fois d’une élégance folle. Paradoxalement, je vis la meilleure année de toute ma vie.
Je vous en dirai plus, si je survis.
Les prénoms ont été modifiés afin de protéger l’identité des dégénérés apparaissant dans ce post. ↩︎