De Quoi Je Me Mêle
Je ne l’avais jamais vue dans cet état. En larmes et visiblement désespérée, une amie et, accessoirement, ma supérieure hiérarchique du moment, me dit qu’elle a besoin de mon aide.
En acceptant de l’aider, je me suis “mêlée de ce qui ne me regardait pas” aux yeux de personnes que cela n’arrangeait décidément pas, mais j’allais aussi chambouler ma vie à tout jamais. Bien sûr à ce moment-là, je ne le savais pas encore.
Cette histoire, que je n’ai jamais su raconter convenablement, fêtera bientôt ses dix ans. Je me dis qu’il est peut-être temps de la raconter.
Une histoire banale d’agression sexuelle
Nous étions à Prague, effectuant une mission pour l’association pour laquelle nous travaillions. Mon contrat avec cette association arrivait à son terme (Dieu merci), et j’enchaînais ensuite sur ma dernière année de Master. C’est à ce moment que mon amie C. m’a révélé la situation impossible qui lui empoisonnait la vie. Elle avait demandé explicitement à ne pas être placée sur les mêmes missions qu’un collègue de l’asso. La raison (que la lectrice avisée aura immédiatement devinée), elle l’avait expliquée confidentiellement à la direction : il l’avait agressée sexuellement trois ans auparavant, alors qu’elle était une simple volontaire fraîchement débarquée, lui déjà bien installé.
Elle avait réussi à prendre sur elle jusqu’à présent, et à continuer bon gré mal gré à obtenir différents postes, jusqu’à obtenir un poste de direction. Mais cet équilibre qu’elle avait forcé s’est écroulé quand elle a appris que le gars, trois ans plus tard, se vantait d’avoir couché avec elle. Ce qui était factuellement faux (elle avait réussi à le repousser, non sans grande difficulté), mais également humiliant : il se vantait de ce qui relevait, en réalité, d’une agression sexuelle. Elle en fut horrifiée. C’est à ce moment qu’elle a décidé de parler.
Grand mal lui en prit.
La mission
Malgré sa demande, elle a tout de même été placée sur le même lieu que lui pour sa prochaine mission en France, pour un stage d’une durée d’une semaine. Elle s’était résolue à ce que, visiblement, personne n’en ait rien à foutre d’une demande pourtant simple à satisfaire. À chaque fois qu’elle envisageait sa prochaine mission, elle se mettait à trembler et à pleurer.
Comme C. est une bad bitch, elle refusait de capituler. Elle ferait cette mission. Mais elle avait besoin d’une alliée. Et nous avions combattu des dragons ensemble, elle me faisait confiance pour respecter ce qu’elle me demandait de faire : aller parler au gars, sans l’accabler (c’était honnêtement un gros loser), et lui expliquer qu’il ne pouvait pas se vanter auprès d’autrui d’avoir couché avec elle car :
- c’était faux
- même si vrai et consenti (hypothèse), c’est objectivement indélicat (comportement d’énorme puceau)
- il l’avait agressée sexuellement et devrait songer à réfléchir à cela, peut-être ? uwu
C. est une personne très gentille. Elle a fait et continue toujours de faire un travail remarquable dans le domaine associatif. Elle a de l’aplomb, du charisme, elle est belle comme un cœur, c’est une personne influente et une force de la nature. Elle est aussi bête à bouffer du foin concernant les mecs.
Que ce type, en l’occurrence vilain comme un pou et à la personnalité aussi fade qu’une tartine de pain de mie sans croûte, l’agresse sexuellement dès son arrivée, dans un moment de familiarité qu’il aurait “mal interprété” (lol), ne me paraît pas exotique. Cela ne relève absolument pas du désir sexuel, mais plutôt d’un désir d’annihilation. Qu’il choisisse le moment de son ascension professionnelle pour divulguer ces rumeurs, cela en dit long sur lui, mais aussi sur des motivations que lui-même était trop stupide pour élucider.
Mais, soit, il ne s’agit pas de moi, mais de C., et C. veut simplement que je sois sa porte-parole. Elle, elle n’y arrive pas, elle ne peut pas s’arrêter de pleurer dès qu’elle en parle. Alors je lui assure que je le ferai, et que je respecterai les formes qu’elle veut que je mette. Elle ne croit pas à l’exclusion sociale, à la mise au pilori, et elle a bien raison.
Une question chez le lecteur subsiste peut-être : pourquoi accepter ? Après tout, C. fait partie de la direction de cette asso, je ne suis qu’une simple volontaire. Elle a probablement d’autres leviers, non ?
L’art de se mêler de ce qui ne nous regarde pas
J’ai remarqué que, pour les autistes, la notion de statut n’est pas complètement absente, mais assurément différente que chez les personnes affligées de non-autisme. Quand elle me demande mon aide, je ne vois pas que la Directrice. Je vois mon amie, qui me fait l’honneur de se montrer vulnérable. Je vois aussi la Directrice qui bosse bien (et beaucoup trop) et qui valorise mon travail. Qui a usé de son statut en ma faveur, qui a toujours été là pour moi, en qui j’ai une confiance absolue. Et c’est précisement pour cela que nous sommes devenues amies. L’admiration mutuelle et la confiance sont deux facteurs fondamentaux de l’amitié en ce qui me concerne, mais ils fonctionnent extrêmement bien dans les relations professionnelles. C’est une relation gagnant-gagnant assurée dans les deux domaines, qui peuvent se chevaucher.
Ce qui arrive à C. me concerne, parce qu’elle est mon amie, et ce qui arrive à nos proches nous concerne quand ils viennent chercher notre l’aide. Ils font partie de notre ecosystème, et notre vie personnelle en est indirectement affectée. Mais aussi, parce qu’elle est en train de chialer lors d’une mission pro, à Prague, devant un plat de gnocchis, alors qu’on doit reprendre le taf dans 10 minutes jusqu’à 20h. Qu’elle peine à avancer, qu’elle ne mange plus et n’est plus la force de la nature joyeuse et charismatique avec qui je travaille d’habitude.
“De quoi je me mêle”
“De quoi je me mêle”, c’est une phrase puissante à double tranchant. Elle peut être utilisée pour placer une limite saine face à une personne intrusive. Elle peut aussi être manipulée pour isoler la victime d’une situation violente.
Parfois, une situation qui ne nous concernait pas devient notre affaire, qu’on le veuille ou pas. Et c’est à nous de décider de ce qu’on en fait. Que l’on choisisse de se détourner du problème n’en fait pas moins notre affaire. Cela ne fait que nous rendre plus lâches, plus irresponsables, plus pisse-froid, peut-être.
Mon mode opérationnel pour décider de si cela est mon affaire ou pas, est de considérer :
- dans quelle mesure vais-je personnellement subir les conséquences de la situation présente/des choix de cette personne
- si on m’a explicitement demandé de l’aide
- comment les gens qui dépendent de moi vont-ils en être affectés
- si je suis prête à assumer les conséquences de mon intervention potentielle
- combien cela va-t-il me coûter (énergie, finances, dignité, etc.)
Dans le cas présent, si je n’acceptais pas d’aider C., je n’allais pas subir de conséquences à titre personnel. Mon contrat arrivait à sa fin. Qu’est-ce que j’en avais à foutre, moi, de leurs mecs qui dispensent des formations anti-sexistes, mais qui sont incapables de ne pas agresser une nana dès qu’ils ont un coup dans le pif ? Cependant, dans ce cas spécifique, il est naïf de croire que les violences sexuelles se limitent à un cadre défini. Le mec moche qui l’avait agressée, là, tu tapes dans une poubelle n’importe où, il y en a dix qui sortent en rampant.
Je n’ai honnêtement pas envie de vivre dans un monde où quiconque, homme ou femme, ose enfin parler des violences sexuelles subies, et où on regarde ailleurs d’un air gêné, car cela vient déranger notre quotidien douillet. Je n’ai même pas eu à me poser le reste des questions.
L’exécution
Après quelques jours de repos suite à la fin de mon contrat, je débarque comme une fleur sur le lieu de stage de C. et du loser. C. est au plus mal, elle s’effondre, elle n’arrive plus à tenir le rôle de la meuf qui va bien après tant d’années, ça ne marche plus. Avant mon arrivée, elle a passé les deux jours précédents à pleurer seule dans sa tente. Oh, bien sûr, son copain du moment est là. Il ne sert à rien, n’a jamais servi à rien, et il est bien embêté, car il est pote avec tout ce beau monde, beau monde qui n’est pas au courant de la situation. Lui, il sait. Il est un peu dépossédé, les bras ballants, quelle histoire, ma bonne dame, quelle histoire !
Dès que j’arrive, C. me dit qu’à présent elle se sent mieux, le gars va comprendre, ça va être mis enfin au clair.
Moi, je ne suis pas stupide. Je m’assure d’aller voir le mec accompagnée. Pas parce que j’aurais peur (honnêtement, dans l’ordre naturel des choses, je suis son apex predator), mais pour avoir un témoin de la scène. Car, de tout temps, on a le chic de m’accuser de tous les torts et de réinventer les faits pour se faire passer pour la victime.
J’y vais donc avec une amie, on se retrouve tous les trois, et j’ai à peine ouvert la bouche, qu’il se met à chialer. Décidément. Je n’ai même pas pu lui demander de rectifier le récit auprès des personnes à qui il avait raconté son crack (ouais, j’avais prévu de faire ça), j’ai dû lâcher l’affaire, car “C’est beaucoup trop dur ce que vous me dites, là”. Ce à quoi j’ai simplement répondu “Si l’entendre est dur, imagine ce que cela fait de le vivre ET de devoir s’en souvenir”.
Point positif, mon amie témoin de la scène m’a dit : “Je ne t’ai jamais vu aussi calme, je ne savais pas que tu étais capable de lui parler aussi tranquillement”. C., elle, elle le savait. C. est probablement l’une des seules personnes à avoir compris qui j’étais et ce dont j’étais capable, au-delà des apparences. Comme toujours, j’ai rempli le cahier des charges. Yay !
Les conséquences
Les conséquences furent rocambolesques. Un pote du vilain-comme-un-poux a exigé que C., le témoin et moi soyons dégagées des lieux, car on le persécutait (il avait bien sûr omis de dire ce qu’on lui reprochait). Donc l’histoire a dû être dévoilée au grand jour. Et vous connaissez la suite : C. a pris cher.
La bourgeoisie persécutée
Cette histoire a beaucoup embêté tout le monde, car le gars qui avait agressé C. était “un poto”, et en prenant son parti à elle, à leurs yeux bovins, je devenais un élément gênant pour l’harmonie discrète savamment construite sur les paillassons que sont les femmes.
Tout cela a bien dégénéré, et je m’en suis tenue loin, tout en restant proche de C. J’avais des études à finir, bordel. Puis, il y a eu ce jour où je suis revenue dans les locaux de l’association (pour une mission ponctuelle avec des lycéens).
Le même gars qui avait voulu nous virer des lieux s’est mis à m’invectiver, sorti de nulle part. Bien sûr je ne l’ai pas reconnu (prosopagnosie, mon amour), donc il a fini par se fâcher tout rouge et par se jeter sur moi, en criant qu’il allait me casser la gueule, avant de se faire plaquer contre un mur par un autre salarié.
Tout ce que j’ai trouvé à dire, sur le moment, c’est “Si j’avais su que tu allais me postillonner dessus j’aurais apporté un parapluie”.
Suite à cela de grandes discussions sur qui était à blâmer se sont officiellement lancée, la conclusion étant que, après tout, j’étais bourgeoise-qui-profite-du-fait-qu’elle-manie-la-langue-de-Molière-pour-persécuter-les-hommes-prolétaires (je ne vous mens pas, c’est noir sur blanc dans un compte rendu écrit par DES MEUFS de cette asso).
Tout ce que je peux dire, c’est que faire des études universitaires en Lettres fournit un bon argument à nos détracteurs, le cas échéant. Rien de mieux que des études inutiles et prétentieuses dont le seul mérite (si bien réalisées) est de faire de vous un individu à la fois complètement immunisé contre la propagande et contre les arguments fallacieux, mais aussi désespérément inexploitable sous le capitalisme, tout en étant doté du répondant d’un postiche de Foucault sous 3, rien de mieux, disais-je, pour faire péter un câble à ceux qui n’ont pas pu se payer le luxe de se palucher sur de la belle prose pendant cinq ans. Tout cela joliement condensé sur un blog bourré de fautes de frappes, on adore.
Un petit xanax et ça repart
Les conséquences pour moi, ce sont des prescriptions de somnifères, car je faisais des crises de panique nocturnes en revivant la scène où le mec se jette sur moi, mêlées à d’autres scènes plus ou moins similaires de mon enfance. Que voulez-vous, on croit avancer, guérir, puis un petit PTSD vient nous latter la gueule quand on se détend un peu trop.
Paradoxalement, cet évènement a changé ma vie. J’ai renoncé à toute activité de volontariat, à tout cadre associatif. Je me suis concentrée sur ces études qui semblaient beaucoup crisper les indigents de la pensée politique, et je m’y suis d’autant plus épanouie que j’avais la certitude que, plus je devenais instruite, plus je m’élevais socialement, plus je m’éloignais d’eux. Il y a eu un déclic, dans ma tête. Ou alors, c’est la camisole chimique, que sais-je.
L’art de NE PAS se mêler de ce qui ne nous regarde pas
Comme je le disais plus haut, parfois, on se retouve mêlés par défaut à une affaire parce qu’on est sur les lieux du crime. Si on me racontait toute cette histoire que je viens de vous raconter, aujourd’hui, je lèverais les yeux aux ciel.
Parfois, les environnements dans lesquels nous évoluons, les gens que nous fréquentons, sont profondément dysfonctionnels, et on n’y peut pas grand chose. On peut, en revanche déceler les signes avant-coureurs qu’il vaut mieux s’en éloigner pour mener une vie un peu plus paisible. Pour moi, ce sont plus ou moins ceux-ci :
- Au moindre conflit, on cherche les torts et non des solutions
- Les comportements antisociaux sont non seulement tolérés, mais justifiés
- Des décisions structurantes sont prises exclusivement sur des bases affinitaires
- On protège les potes, on fait en sorte qu’ils ne prennent surtout pas leurs responsabilités, quitte à pénaliser tout le reste de l’organisation
Mais l’un des critères les plus importants, à titre personnel, est le suivant : mes ambitions vitales dépassent le cadre de médiocrité qui est officieusement promulgué. Aka, se tirer mutuellement vers le haut. Ce n’est objectivement plus mon affaire, parce que je n’ai rien à a faire ici. “Tu maîtrises trop bien la langue et tu t’en sers pour écraser les autres”, ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd.
À cette occasion, on a pris l’une de mes forces, l’une des seules compétences qui m’a menée loin dans la vie depuis ma naissance, et on en a fait un motif de blâme pour justifier le comportement antisocial d’un homme. Et vous savez quoi ? Ce n’était absolument pas ni la première, ni la dernière fois qu’on me la sortait, celle-là. Ça, les enfants, c’est le signe qu’il faut dégager, parce que vous allez prendre cher si vous vous acharnez à rester. L’heure n’est plus au débat, à se tirer mutuellellement vers le haut, on a décentré toute l’histoire sur vous et non sur la cause réelle.
Je vous le redis, lisez René Girard.
Choisir son affaire
Parfois, les gens qui composent un environnement ne sont tout simplement pas intéressés par le fait de se faire grandir mutuellement. Ils sont déjà empêtrés dans des rapports de compétitions et dans des dynamiques de cliques. Pour grandir, il faudrait se remettre en question, et c’est souvent trop dur. No shade, just tea, mais ce n’est pas mon cas, et je suis heureusement loin d’être une exception. C’est uniquement grâce à cela que la race humaine progresse, malgré le lot de tocards qui la sabotent et menacent constamment de nous faire revenir à l’âge de pierre.
L’indice le plus clair que vous êtes mêlé à une affaire indigne de vous, c’est quand d’autres utilisent votre force comme arme contre vous. Quand on vous place au centre du débat pour faire diversion. Quand vous vous retrouvez à vous justifier. Et qu’en attendant, l’affaire, elle, n’avance pas, malgré toute la bonne volonté que vous y mettrez, parce que l’on préfère regarder ailleurs.
C’est là que vous pouvez dire “Cela ne me regarde plus”. Parce qu’autrement, voilà ce qui se passera, si vous acceptez le niveau de dialogue que l’on vous impose : non seulement vous ne pourrez pas régler l’affaire, mais vous vous retrouverez aussi à défendre bec et ongles votre droit à exister parmi des gens qui ne vous approrteront rien, et à qui vous n’apporterez rien non plus. Il y a tout de même meilleure manière de passer sa vie.
Choisir son affaire, c’est accepter d’aller se faire voir ailleurs, là où vous n’aurez pas à vous abaisser à ce niveau de débat. Faites-le.