Ode À La Thune

Cela fait quelques années maintenant que je suis passée de la catégorie sociale qui doit falsifier ses bulletins de paie pour louer un appart à celle à qui on donnerait le Bon Dieu sans confession pour un crédit ou un bail. Je suis aussi une exception, dans mon entourage, car je suis socialement entourée d’intellectuels décroissants et de gens globalement précaires.

Valeur travail mon cul

Comme beaucoup de gens de ma génération, j’ai remis en perspective la sacro-sainte valeur travail à laquelle la génération de nos parents nous a biberonnés. À certains moments, j’ai même complètement lâché l’affaire, convaincue que je n’arriverais jamais à survivre dans le monde du travail, auquel je me suis beaucoup trop frottée.

Pourtant, j’y revenais toujours.

Le paradoxe

Je ne pouvais pas descendre bien plus bas, en réalité. Les 800 € d’AAH que je touchais avant 2017 excédaient déjà le salaire à plein temps de ma mère quand elle faisait des ménages (un point commun que nous avons, Darmanin et moi).

Mais au lieu d’en profiter pour souffler, j’ai repris mes études et suis repartie travailler comme une gueuse une fois mon diplôme en poche. Pendant ce processus, je me demandais parfois “À quoi bon ? Pourquoi je m’inflige ça ?”. Surtout quand, autour de moi, les discours anti-travail fusaient, que je manifestais contre la Loi Travail en 2016 et que j’étais à peu près sûre d’échouer mon énième tentative d’insertion professionnelle.

La réponse était pourtant simple : parce que j’aimais ce que je faisais, même si certains aspects étaient durs et épuisants. Mais aussi parce qu’une petite voix me disait que je n’avais pas vraiment le choix. Qu’autant tirer profit de quelque chose qui me plaisait pour améliorer ma position sociale, dans la mesure du possible.

Si une partie de mes actions a été tournée vers ce qu’on appelle niaisement “le bien commun”, une grande partie a toujours été individualiste et dirigée vers un objectif : le transfuge de classe qui allait me sauver. Mais de cela, je n’en ai eu conscience que tardivement, en lisant Retour à Reims de Didier Eribon. Je partageais son désir d’ailleurs, d’un autre horizon social, son désir de fuite, aussi.

Le Graal

C’est ainsi que, même avec un salaire pas très ouf de professeur, je suis entrée dans la catégorie des gens “respectables”, car une fonctionnaire cadre A inspire davantage confiance au conseiller bancaire qu’une handicapée touchant les allocs. Pour preuve : mon propriétaire ne m’a même pas demandé de garants quand je lui ai dit mon métier. Les professeurs sont d’honnêtes gens, ma bonne dame.

Le reste du chemin fut bien plus facile. Disons qu’il y avait moins d’échelons à gravir et plus de confort, plus de ressources aussi. J’ai alloué ces ressources et ce confort à mes intérêts spécifiques, et ce qui a commencé comme un hobby est devenu une deuxième carrière. C’est épatant de voir ce que de bonnes conditions de vie permettent à une autiste de faire.

Rien ne change, tout change

Je vis à peu près les mêmes désagréments que d’habitude et inhérents à la vie d’autiste : les gens sont lents et cons, certains me prennent de haut, d’autres essaient de se servir de moi comme d’un faire-valoir, bref, je ne vous la refais pas. S’ajoute à cela le fait que je suis une femme, ce qui entraîne également son lot de situations délicates, surtout quand on est une femme qui vit sans homme. Le niveau auquel mon prochain se permet de prendre la confiance est parfois étonnant et, entre nous, dénote une absence flagrante d’instinct de survie de sa part.

La différence est que maintenant, je n’ai aucun mal à m’extraire de ces situations. Je peux même me montrer d’une mesquinerie infinie envers autrui sans en payer des conséquences exarcerbées. La grande différence est que je n’ai plus à subir. Et grâce à quoi, me direz-vous ? Grâce à la thune.

Élégie d’une parvenue

La thune, c’est ce qui te permet de quitter un quartier devenu invivable à cause des tapages nocturnes, ou de ton voisin avec le Syndrome de Diogènes, ou celui qui menace de te casser la gueule car il a un grain (et aussi, constate l’absence d’un partenaire masculin dans ton foyer), et ce sans avoir besoin d’angoisser sur le fait que ton dossier ne passera nulle part ailleurs. Here for the good time, not the long time.

Ou ce qui te permet de quitter un travail qui apporte plus de mal que de bien dans ton quotidien, en finançant une formation ou en misant sur tes économies, le temps de voir venir.

C’est ce qui te sauve quand ton ou ta partenaire se révèle dans toute sa splendeur, lors de vacances en commun, et que tu choisis de te prendre une chambre d’hôtel immédiatement pour ne plus subir son comportenement.

Quand cette voix me disait “Tu n’as pas le choix”, elle avait raison. Être autiste et être une femme, ça coûte cher, putain.