Pirate Treatment

En 2012, je me suis liée d’amitié avec un étudiant-ingénieur égyptien et communiste, qui était venu étudier à Paris après s’être un peu trop mis en danger pendant la révolution de 2011, sur les supplications de sa mère. Il était légèrement plus âgé que moi, mais était déjà doté d’une barbe sombre, fournie et soignée, de lunettes épaisses et d’un goût vestimentaire impeccable.

Nous habitions dans la même résidence CROUS et nous nous sommes tout de suite appréciés. Nous avons fait les quatre cents coups ensemble, en parcourant les caves à jazz et les concerts de rocks parisiens pendant des nuits entières, à refaire le monde entre deux clopes. Nous jouions de la guitare, et quand il a joué une ballade rock à la guitare électrique devant mes copines de fac, celles-ci ont déclaré qu’il était “le plus beau mec jamais vu”. Sachez que quand des femmes hétérosexuelles tiennent ce genre de propos, c’est que l’intéressé est probablement homosexuel. Mais, personnellement, j’étais loin de ces considérations.

“C’est l’homme de ta vie”

Nous n’avions jamais discuté de nos préférences amoureuses ou sexuelles. Le monde était un lieu bien trop exaltant pour deux étudiants dans la vingtaine qui avaient quitté leur bled et découvraient Paris. Nos conversations n’ont jamais effleuré le sujet, et sont toujours restées très politiques et existentielles. Peut-être qu’aussi, culturellement, nous n’étions pas franchement programmés pour autant d’impudeur. Il était très intéressé par ma vision des droits des animaux, discours qui, bien sûr, si on me laissait pérorer à l’époque, pouvait s’étendre sur des heures de monologue qu’il absorbait et relançait sans sembler se lasser.

Face à cette nouvelle amitié, mes copines m’ont affirmé qu’il s’agissait là de “l’homme de ma vie”. Non seulement il était beau gosse, mais venait me chercher après les cours pour m’inviter à un nouveau concert qu’il avait trouvé, mais surtout, il semblait m’apprécier assez pour porter un intérêt sincère à mes opinions. Je ne pouvais, visiblement, pas passer à côté de ce joyau.

C’est à ce moment que j’ai commencé à soupçonner que le niveau était très bas.

L’homme potable = le Graal

J’ai eu beau leur expliquer que je n’étais absolument pas charnellement ou romantiquement attirée par lui, que je n’étais pas intéressée par les relations de couple (le peu d’expérience que j’avais eue m’avait bien cassé les pieds), elles étaient catégoriques : à partir du moment où un homme se montre intéressé et qu’il est potable, c’était suffisant. Surtout s’il te traite “comme une princesse”.

Plus de dix ans plus tard, cette histoire m’est revenue à l’esprit en parcourant TikTok, application qui a complètement fini de griller ma cervelle. TikTok est un monde à part, pas tout à fait une dimension parallèle, mais pas loin, comme une sorte de fil d’Ariane reliant notre dimension à une autre, si je puis dire. Je peux littéralement sentir mes neurones éclater en série comme des boules de tapioca et mon QI chuter drastiquement dès que j’ouvre l’appli. Délicieux.

Les TikTok girlies et leurs petites histoires

TikTok est rempli d’histoires de bonnes femmes, et j’adore les histoires de bonnes femmes. Quand j’étais petite, je m’allongeais parfois sous la table du salon de la voisine ou de femmes de mon entourage, lors de cafés entre copines, pour écouter les conversations des femmes de la congrégation religieuse ; sans un bruit, bercée par leurs voix et par leurs rires. Sur TikTok, je peux rester des minutes entières à écouter une nénette de vingt piges raconter son dernier date désatreux, ou sa dernière embrouille avec sa meilleure amie, pendant qu’elle fait sa skincare et se maquille. À force, l’algorithme a fini par me présenter des visages de très jeunes femmes qui essaient d’expliquer à leurs congénères comment se comporter avec les hommes. Et c’est là que cela devient drôle.

À première vue, la génération suivante semble bien plus dégourdie que celle de mes copines de fac et moi-même : elles ne veulent pas se contenter du strict minimum, elles s’efforcent de décentrer les hommes de leur vie (leurs mots) et apprennent à prendre soin d’elles en priorité, refusant de se plier au conditionnement auquel sont soumises la plupart des femmes dans leur vie amoureuse (être une bonniche qui fait passer les besoins des autres avant les siens). Bien sûr, c’est Internet, donc je suppose qu’il faut garder à l’esprit que ces jeunes femmes sont probablement terminally online, et donc des introverties qui apprécient le calme et la vie en solitaire, pas prête à négocier cette paix pour un homme qui viendrait la troubler avec ses problèmes. Elles s’expriment depuis leur cocon soigneusement décoré, avec une tasse de thé et une bougie parfumée à côté, exactement comme je l’ai toujours fait sur ce blog.

Le princess treatment

Au début, je me suis dit qu’elles étaient bien parties dans leur vie affective. Puis, j’ai découvert l’expression qui circule sur Internet, dans les conversations autour des rencards et de la vie amoureuse (principalement hétérosexuelle) : les femmes exigent de recevoir le princess treatment de la part des hommes. Pourquoi pas, après tout, si c’est leur truc et celui des hommes qu’elles fréquentent ? Cependant, ledit princess treatment implique que l’homme :

  • Prenne l’initiative de contacter et de voir la femme
  • Paie l’addition
  • L’écoute et accorde de l’importance à ses sentiments
  • Ait de petites attentions pour elle
  • Manifeste tous les signes extérieurs de la galanterie (tenir la porte, ouvrir la porte de la voiture, remplir son verre…)

Du côté nord-américain, l’emphase est très mise sur l’apport matériel de la part des hommes. Cela se comprend aisément : un homme nord-américain qui voudrait un enfant biologique avec une femme doit prouver qu’il est solvable, car les grossesses et les accouchements coûtent une fortune aux US. La femme met son corps à disposition, et l’use dans le but de lui fournir une progéniture, et se retrouvera probablement pénalisée dans sa carrière en devenant mère, tandis que la paternité bénéficiera au statut social de son partenaire. Le critère de solvabilité, ainsi que la disposition à prendre en charge financièrement l’autre, prend ainsi tout son sens.

Mais les girlies insistent sur le fait que le princess treatment n’est pas que financier, et doit se matérialiser dans la vie affective et par la communication avec leur partenaire. Et c’est là que le bât blesse. Parce que, me suis-je dit, si on en est arrivés à assimiler des marques d’affection et d’intérêt à un traitement royal, dans quel gouffre sans fond les femmes hétérosexuelles ont-elles bien pu plonger ? Puis, je me suis souvenue de cette discussion avec mes copines de fac, plus de dix ans en arrière. Probablement que le gouffre a toujours été là.

Le care des femmes

Ce qui est ironique, c’est que mes copines de l’époque et moi-même nous donnions et nous donnons toujours le princess treatment, aka, ce que je considère être le minimum syndical dans les relations affectives. Nous nous achetions à tour de rôle des panini ou des pâtisseries pour s’éviter mutuellement de faire la queue, on se raccompagnait chez nous le soir, on s’invitait à déjeuner ou à un café, on prenait soin les unes des autres, on s’écoutait attentivement et se donnait des conseils de vie foireux. Ayant eu une socialisation très féminine (pour des raisons religieuses, mais aussi culturelles et liées à mes études), je n’ai jamais conçu les relations amicales ou amoureuses autrement que sous le prisme d’une dynamique de care mutuel et fluide.

Dans le discours des girlies de TikTok (que j’aime d’amour), un but est recherché : l’engagement. Un homme qui s’engage exclusivement, c’est le Graal. Et cela fait partie du princess treatment : il n’a d’yeux que pour vous, et il rêve de vous épouser. Or, je pense que l’affaire Pélicot pourrait refroidir certaines ardeurs et les velléités de mariage hétérosexuel. Ce n’est pas comme si Andrea Dworkin, dans son ouvrage Les femmes de droite, ne nous avait pas averties du fait que le foyer nucléaire hétérosexuel est l’un des endroits les plus dangereux pour les femmes, et ce dès 1983. Je suis plus modérée que Dworkin sur certaines positions, mais son discours est intéressant pour démystifier la propagande patriarcale autour du mariage traditionnel.

Dans mes expériences amoureuses, aussi bien avec des hommes qu’avec des femmes, je n’ai jamais eu à insister pour qu’on me traite comme un être humain ou qu’on prenne en compte mes sentiments. Si je me retrouvais dans la situation où je devais le faire, je partais, tout simplement. Je ne prenais même pas la peine de négocier. Parfois, si j’étais attachée à la personne, j’essayais d’expliquer à l’autre la situation. Si rien ne changeait, ou si je me prenais un vent, je notifiais l’autre du changement de statut de notre relation, sans sommation. Cette façon de procéder, très radicale de par mon impatience et mon fonctionnement binaire d’autiste, m’a paradoxalement épargné beaucoup de prises de tête. Tous les autistes ne fonctionnent pas ainsi, mais ayant été aux premières loges de violences conjugales pendant toute mon enfance, je ne négocie pas avec des terroristes.

Pas une princesse : un pirate

Je ne peux pas prétendre au princess treatment car je suis, en effet, un pirate (ma profession rêvée depuis toute petite) : si j’ai pu te laisser tenir la barre, pour me reposer un peu, je la reprends, puis je te jette par-dessus bord pour te livrer en pâture aux requins. Ensuite, je mets le cap vers d’autres horizons plus intéressants, avec un bon verre de rhum et l’esprit dégagé. Les seuls boulets tolérés à bord de mon bateau rose pastel, ce sont ceux que l’on attachera aux pieds des prisonniers que l’on jettera dans la mer après un abordage1. Act accordingly.

Certains argueront que je ne suis pas un modèle à suivre, et qu’il s’agit ici d’une stratégie d’évitement. Ils auraient peut-être raison. De façon ironique, la raison pour laquelle je passe pour une reine des glaces sans cœur, c’est parce que je suis insupportablement connectée à mes émotions et que je les ressens très fort, sans être capable de les exprimer ou de négocier avec l’autre. Si j’essaie de les expliquer, c’est qu’il y a eu un travail titanesque derrière, et probablement plusieurs brouillons pour essayer de formuler mon propos (oui !!!!). Mais que reste-t-il à faire, quand on a exposé sa vulnérabilité à l’autre à coups de beaucoup d’efforts, et que cet autre n’en tient absolument pas compte dans sa façon de nous traiter ? Chez moi, cela produit instantanément de la lassitude, et fait disparaître toute envie d’être associée à la personne, d’une quelconque façon, de dépendre d’elle sous quelque forme. J’ai longtemps cru que mon fonctionnement n’était pas “sain” ou “acceptable”. Puis, avec le temps, et en écoutant les histoires des femmes de toutes orientations sexuelles, j’ai constaté que j’en avais récolté les bénéfices.

C’est peut-être cela qui manque aux girlies et aux femmes neurotypiques : le détachement émotionnel produit par le manque de considération, qui n’est rien d’autre que de l’autopréservation la plus primaire. Plus besoin de vidéos sur les red flags, quand on sait très fort ce que l’on ressent dans une relation, aussi bien amoureuse qu’amicale. Inutile de rechercher la validation ou l’invalidation d’un agent extérieur : la réponse est toujours en nous.

Finalement, ce n’est peut-être pas une si mauvaise chose, la piraterie. Si les meufs atteignent massivement cet état d’élévation spirituelle, nul doute que l’hétérosexualité s’effondrera définitivement, et que les politiques devront impulser à nouveau des lois liberticides pour obliger les femmes à fréquenter des clochards. D’où l’intérêt d’équiper son bateau de canons (je divague).

Finalement

Mon ami et voisin égyptien et moi n’avons jamais entamé une quelconque relation amoureuse ou de flirt, malgré les pressions de mes copines. Est-ce qu’il éprouvait des sentiments amoureux, ou avait-il été simplement éduqué à entretenir des rapports courtois avec les femmes ? Je ne me suis jamais souciée de cela. Nous nous sommes perdus de vue sans état d’âme, après un arrêt au port de Paris, passionnés par d’autres horizons, voguant vers la chasse au trésor, sur nos bateaux pirates respectifs.


  1. J’écris ça alors que j’ai le mal de mer, lol. ↩︎